Assez de surpêche
Par Jean Chaussade, géographe, directeur de recherche honoraire au CNRS
Cet article n'est de moi mais j'y sousciris totalement et il est bien que d'éminents scientifiques se prononcent, seront t'ils assez nombreux et surtout entendus avant qu'il e soit trop tard, l'avenir le dira.
Les énormes bateaux usines et thoniers congélateurs, capables de pêcher et de transformer en quelques jours ce que des flottilles de milliers de bateaux artisanaux ne pourraient effectuer en une année, sont une illustration du génie humain. Mais ils sont aussi le révélateur de notre impuissance à gérer ces ressources marines de manière raisonnable, telle que tous les hommes puissent également profiter de ces richesses ou que celles-ci ne soient pas gaspillées par une exploitation désordonnée et excessive.
Le pillage des ressources aquatiques ne date pas d'hier. Mais il s'est accéléré au cours des dernières décennies. La raison : d'une part, l'élargissement du marché des produits de la mer ; d'autre part, les multiples perfectionnements apportés aux bateaux de pêche, aux engins de détection et de capture, à la mise au point de techniques aquacoles plus performantes, etc.
De quelques millions de tonnes au début du XXe siècle, on est passé à 70 millions en 1970 et à 145 millions aujourd'hui. Mais ce bond en avant ne s'est pas fait dans le sens souhaité d'un développement harmonieux ou durable. L'homme s'est jeté à la conquête des mers avec une frénésie et une insouciance touchant à la folie. En considérant l'évolution de ces dernières années, on se rend compte que les Etats, les administrations, les armateurs, les capitaines de bateaux et, dans une certaine mesure, les pêcheurs eux-mêmes se sont comportés à l'égard des ressources vivantes de la mer comme des prédateurs impénitents, avides de répondre à des besoins économiques, sans souci de l'avenir. Ils ont refusé d'admettre que cette manne n'est pas inépuisable.
Or, les politiques menées ont conduit à une surexploitation chronique des ressources marines et à un appauvrissement généralisé de la biodiversité. Une des causes majeures de ces dysfonctionnements réside dans le choix d'une stratégie des pêches qui relève de la fuite en avant. Elle consiste à satisfaire coûte que coûte la demande croissante en protéines animales en lançant des bateaux et des engins de plus en plus puissants, de plus en plus performants de façon àtraquer les poissons.
Cette course à l'investissement (soutenue par les aides multiples des Etats nationaux, des régions, etc.) a conduit à un triple résultat négatif. Tout d'abord, sur le plan biologique, on constate une dégradation généralisée des ressources aquatiques par surexploitation des stocks. Tous les experts s'accordent à dire que 80 % à 85 % des dix principales espèces pêchées dans le monde sont exploitées ou surexploitées.
Puis, sur le plan économique, il faut déplorer une hausse continuelle des frais d'exploitation des bateaux. D'où une baisse inexorable de la rentabilité desentreprises de pêche que les pouvoirs publics se voient contraints de compenserpar des aides à la construction, à l'équipement, à la stabilisation des prix du gazole, à la démolition des bateaux vétustes...
Enfin, sur le plan social, l'allongement et la multiplication des sorties en mer, l'accélération des cadences à bord des bateaux constituent autant de facteurs qui ont pour effet de rendre plus pénible le travail accompli par les marins pêcheurs. A cela s'ajoute le sentiment qu'ils éprouvent de ne pas être rémunérés à proportion des efforts fournis.
Et s'il n'y avait que cela ! Le véritable scandale vient surtout du fait que ces ressources vivantes sont encore trop souvent dilapidées et perdues. Au premier rang des gaspillages, il y a les rejets par-dessus bord (non comptabilisés dans les statistiques officielles) : environ 30 millions de tonnes, soit près de 30 % de tout ce qui est pêché dans les eaux maritimes et continentales.
Autre exemple de gâchis : les pêches minotières ou pêches ciblées sur des espèces de faible valeur marchande destinées à la fabrication de sous-produits, essentiellement des huiles et des farines de poisson utilisées dans la fabrication d'aliments composites pour nourrir les volailles, les bovins, les porcins, les poissons d'élevage, etc. D'après les statistiques de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), près de 30 millions de tonnes sont ainsi utilisées à des fins de consommation animale, soit un autre quart des captures opérées dans les eaux marines et continentales. C'est fou.
Car quels que soient les arguments invoqués pour justifier de telles pratiques, le fait de pêcher des protéines animales pour élever d'autres animaux d'élevage, lesquels sont destinés à fournir des protéines animales à des fins de consommation humaine, est une absurdité biologique. En effet, le poulet, le saumon ou la crevette que l'on nourrit ainsi ne fait que se substituer au prédateur naturel, c'est-à-dire au carnivore qui se situe au deuxième degré dans la chaîne alimentaire. Il prend sa place en ne restituant qu'une faible part des protéines absorbées.
Autrement dit, l'opération d'élevage, telle qu'elle est pratiquée, ne se traduit par aucun gain nutritionnel. Le seul intérêt est que le poulet ou le saumon, une fois élevé, est plus accessible que le poisson qu'on devrait aller pêcher en mer ; un avantage économique à court terme qui ne saurait justifier une telle déprédation des ressources halieutiques. Si l'on additionne les rejets par-dessus bord et les tonnages qui vont à la fabrication de sous-produits, on arrive à un total de prises perdues ou mal utilisées de l'ordre de 55 à 60 millions de tonnes.
Enfin, dernier volet et non des moindres, les grandes inégalités qui président au partage des ressources halieutiques. Dans le climat de concurrence et de compétition acharnées que se livrent les Etats pour s'octroyer la part maximale de ces ressources, seul le petit nombre de pays les plus avancés ont été en mesure de tirer leur épingle du jeu.
C'est ainsi que, depuis les années 1960, sous la pression d'un marché en expansion, on a assisté à une ruée des flottes européennes, russes, japonaises, coréennes et chinoises sur les stocks de poissons démersaux (morue, lieu, merlan) et pélagiques (thon, hareng, maquereau, menhaden, chinchard). Pour se protéger de l'invasion de ces flottes étrangères dans leurs eaux côtières, les pays riverains ont réussi à imposer en 1982 (Convention de Montego Bay), et non sans d'âpres discussions, des zones économiques exclusives (ZEE) jusqu'à 200 milles des côtes.
De nombreux pays en voie de développement se sont retrouvés à la tête d'une zone maritime qu'ils n'avaient pas les moyens de contrôler et d'exploiter pour leur propre compte. Si bien que les pays développés, mettant à profit l'article 62 de la Convention, ont pu passer des accords de coopération autorisant leur flotte à venirpêcher à l'intérieur des ZEE de ces pays lointains contre le versement de compensations financières et le paiement par leurs armateurs de diverses redevances.
Ces accords n'ont pas été sans conséquences sur l'économie des pays du Sud ; ils ont apporté des revenus substantiels aux gouvernements des Etats qui disposaient d'abondantes ressources au large de leurs côtes (comme le Maroc, la Mauritanie, la Namibie, Madagascar, le Pérou et le Chili...). Mais les pêcheurs locaux ont constaté une baisse continuelle de leurs prises.